Chanoine P. Johnny Judeh SANSOUR
Du clergé patriarcal latin de Jérusalem
Beit Jala 1946 - Jérusalem 2021
« Je suis le bon berger. Le bon berger offre sa vie pour les brebis ». (Jn 10, 11)
Le 14 février 2021, notre frère, le Chanoine Johnny Sansour, hospitalisé à l'hôpital Saint-Joseph de Jérusalem, est retourné à la Maison du Père. Pendant plus de dix ans, il a souffert d'hémiplégie qui limita sa motricité et son élocution. Pendant environ cinq ans, il a vécu sa retraite dans la « Maison Ephraïm » à Taybeh (Ramallah). De nombreuses personnes âgées de la communauté de la Maison ont été touchées par le coronavirus Covid-19. Cela a conduit à la mort de sept d'entre eux, dont notre père Johnny.
Les restrictions relatives au coronavirus n'ont pas permis à beaucoup de gens d'assister au service funéraire. Cependant nous, en tant que prêtres, moniales et fidèles de Jérusalem devons adresser un dernier adieu à ce prêtre de l'Église Mère de Jérusalem et méditer profondément sur la figure de ce pasteur qui a travaillé si dur pour la communauté chrétienne de Terre Sainte. Nous accomplissons ce devoir fraternel et sacré à l’occasion du traditionnel quarantième jour de la mort de notre cher Abouna Johnny. [1]
1- Beit Jala biblique, et le siège du Séminaire Patriarcal Latin
Johnny Sansour est né à Beit Jala (sur la colline occidentale adjacente à Bethléem) le 12 novembre 1946, d'une famille de rite latin de dix enfants (cinq frères et quatre sœurs), dans une ville enracinée dans l'histoire biblique : Gilo (Beit Jala), la patrie d'Achitophel, le conseiller de David (2 Samuel, 15.12; 15.20-23 ; 16, 15 ; 16.23; 17.23), dont il est écrit : « Un conseil donné par Achitophel était comme s'il avait consulté la parole de Dieu » (2 Sam. 16 :23). Dans les temps modernes, Beit Jala est devenue célèbre pour les événements du premier Patriarche de la restauration du Patriarcat latin, Giuseppe Valerga ; et pour l'installation, sur le côté est de la colline, du Séminaire Patriarcal Latin, qui est toujours en activité et prospère.
Le petit Johnny fut baptisé par l’Abbé Giacomo Beltritti, vicaire paroissial du curé Bonaventura Habash, le 19 janvier 1947. Plus tard, l’Abbé Beltritti devint Patriarche de 1970 à 1987. Il fut Patriarche pendant plusieurs années durant le ministère sacerdotal de l’Abbé Johnny. L’Abbé Johnny fréquenta l'école primaire paroissiale et, à l'âge de onze ans, il éprouva le désir d'entrer au Séminaire latin dont il voyait souvent des séminaristes aller et venir devant sa maison à travers les vallées et les collines de la pittoresque Beit Jala (altitude 750 à 923 m)[2].
En 1963, Johnny entra au grand Séminaire (philosophie et théologie) et se distingua immédiatement par une intelligence vive et pour des préférences d'études spécifiques ; il possédait un talent linguistique extraordinaire. En plus des langues actuellement enseignées au séminaire (arabe, français, anglais, italien et latin), il apprit lui-même également l'hébreu, le grec, l'allemand, l'espagnol ainsi que les bases élémentaires de l'arménien et de l'araméen. Mais surtout, Johnny était un amoureux raffiné de la langue arabe et de sa poésie. J'ai eu la joie de l'avoir comme professeur de langue arabe et je me souviens qu'il avait à cœur de faire aimer la langue. Il soulignait les aspects qui pouvaient rendre la langue attractive, et il répétait régulièrement : « La langue arabe s'apprend plus avec le cœur qu'avec la tête ! ».
Pour les matières typiquement théologiques et philosophiques, il préférait des thèmes liés à la tradition, à l'histoire, à l'archéologie, à la culture populaire (connaissances, usages et coutumes du domaine biblique). Bien que cela semble en contradiction avec son aisance avec les langues, il privilégiait les méthodes de profondeur, de pensée et de réflexion libre. Pour les examens, par exemple, il préférait développer ce que l’on appelait des « sujets de thèse » plutôt que de répondre à une liste de questions et réponses sèches. Je me souviens que, lors d’un examen d’exégèse biblique, par exemple, il avait suscité l’admiration du professeur en faisant une analyse critique, historique, biblique, psychologique et populaire du personnage de Judas Iscariote[3]!
Il va sans dire que, lors de cérémonies académiques au séminaire, il était le point de référence pour les discours officiels, les poèmes et même pour les traductions de chansons. Abuna Johnny a toujours gardé un excellent souvenir du Séminaire et des Pères Bétharramites chargés de la direction et de l'enseignement de ce Studium théologique. Il reconnaissait qu'il avait la chance d'avoir eu d'excellents professeurs de sciences philosophiques et théologiques dans les années 1960. Il avait la même gratitude pour les Sœurs Dorothées de Vicence, qui avaient en charge la gestion pratique du Séminaire. Dans sa retraite à Taybeh, il nous demandait toujours des nouvelles des Pères Bétharramites ou des nonnes dorothées. Il se souvenait encore et toujours, avec gratitude et plaisir, de tel épisode ou de telle autre anecdote de la vie du Séminaire pendant ces années.
2 - Ordination sacerdotale sous le signe du Bon Pasteur
Il fut ordonné prêtre le 26 juin 1970 dans la basilique de la Dormition sur le mont Sion à Jérusalem, avec l’Abbé Elias Odeh et le Père Pietro Felet, par l'imposition des mains du Patriarche Alberto Gori, pour qui ce seraient les dernières ordinations. Pour cette occasion, il avait choisi comme devise : « Je suis le bon berger. Le bon berger offre sa vie pour ses brebis » (Jn 10, 11), verset qui résume véritablement, comme on le verra, toute sa vie pastorale.
En tant que nouveau prêtre, il fut pendant un an le secrétaire personnel des Patriarches A. Gori puis G. Beltritti, qui succéda au premier en 1970. L’Abbé Johnny était, également, assistant du chancelier patriarcal, l’Abbé Kamal Bathish. En 1971, il fut envoyé comme vicaire de la paroisse de Misdar (Amman) avec l’Abbé Michel Sabbah ; en 1972, à Madaba avec l’Abbé George Saba, et Administrateur de la succursale de Maïn; et enfin en 1973 à Taybeh avec l’Abbé Silvio Bresolin. Il eut donc la chance de faire son apprentissage sacerdotal auprès de trois excellents curés et dans trois paroisses considérées parmi les meilleures du Patriarcat de ces années-là.
Pendant ces années en tant que vicaire et curé de la paroisse de Taybeh, il demanda à pouvoir également suivre des cours d'histoire, de géographie et d'archéologie biblique dans les célèbres Instituts bibliques et archéologiques de Jérusalem. Des connaissances qu'il utilisa ensuite de manière appropriée dans les lieux où il exerça son ministère. Parmi ses confrères prêtres, il y avait un dicton amical qui disait : « Là où il y a une colonne archéologique dans un presbytère ou une école (comme support d'un autel, ou aux entrées…), l’Abbé Johnny y est passé ! ».
En 1975, après le départ pour la mission de Malakal (Sud-Soudan) de l’Abbé Silvio Bresolin, qui laissait derrière lui le souvenir d'un excellent pasteur, l’Abbé Johnny fut nommé curé de la paroisse de Taybeh. La mission ne fut pas facile ; l’Abbé Johnny lui-même se souvenait, avec une bonne dose d'humour, que l’Abbé Silvio lui avait donné une recommandation avant de partir pour le Soudan : « Souvins-toi, Abouna Johnny, que pour être curé de Taybeh, il faut être saint ou fou ! ». Cette recommandation entra dans la mémoire collective proverbiale du clergé patriarcal, tout comme la répartie de l’Abbé Johnny : « Peut-être, Abuna Silvio, y a-t-il une troisième alternative : être un fou saint ou un saint fou ! »
Il servit cette paroisse pendant 14 ans, toujours aidé par les Sœurs du Rosaire. Pendant ce temps, il donna le meilleur de lui-même dans divers domaines, chérissant ses préférences naturelles dans l'histoire biblique et ecclésiale, l'archéologie et le folklore oriental - encouragé par les attraits dont disposaient déjà d'Ephraïm – Taybeh et ses environs.
3 - Pasteur entreprenant et ingénieux de Taybeh
À Taybeh, l’Abbé Johnny put mener de nombreuses initiatives, parmi lesquelles, au-delà de ses devoirs ordinaires et réguliers envers la communauté, on se souvient notamment de celles-ci :
- L’agrandissement de l'école paroissiale en ajoutant les classes secondaires (1976) ;
- La finalisation de la décoration de la nouvelle église (peintre Gaetano Fabbris, 1979, et peintre Ferdinando Michelini,1982) ;
- La restauration de la « Crypte Saint Charles de Foucauld » sous le presbytère (1982) ;
- La construction d’une « Maison d'hôtes Charles de Foucauld » (17.4.1986) à côté de l'église pour accueillir les pèlerins et autres hôtes ;
- la même année et dans le même complexe, l’achat d’une vieille maison à la famille Elias Thalgi, qui deviendra plus tard la « Maison des paraboles évangéliques » ;
- CLa réation d’un petit musée d'objets anciens, principalement agricoles, la « Maison d'Ephraïm » ;
- La création d’un dispensaire médical à côté du presbytère, qui est ensuite passé à Caritas Jérusalem ;
- La création d’une coopérative d’agricole et ouvrière (1982) ;
- La fondation de « Fils de Terre Sainte », une association de solidarité avec les familles Taybeh qui ont émigré vers les Amériques ou ailleurs ;
- Le lancement d’une campagne de recherche, pour le musée, de tout ce qui remonte à l'Antiquité, entre autres la découverte d’instruments cananéens ;
- La création d’un atelier pour femmes, pour la coupe et la couture ;
- Lancement d’une petite publication périodique en français : « L'écho de Taybeh-Ephrem » (1987) ;
- La promotion d'un magazine, en arabe, « Sawut al-Taybeh », pour les habitants de Taybeh de la diaspora (héritier d'une publication plus ancienne) ;
- L’installation d’un nouvel orgue électronique Domus 8 dans l'église paroissiale (19.7.83).
Tous ces travaux furent possibles grâce à la généreuse coopération de quelques bienfaiteurs dont il put susciter l'intérêt : les Chevaliers du Saint-Sépulcre de Jérusalem (OESSJ) , en particulier la lieutenance de France, et spécifiquement ses lieutenants, les généraux Henry de Chizelle et Louis D'Harcourt ; la « Mission pontificale de Jérusalem » ; et l'Association de solidarité « Fils de Terre Sainte ».
« Le meilleur avocat de la Terre Sainte c’est l’Eglise Mère de Jerusalem et les Lieux Saints »
Les lieux sont significatifs, mais c'est leur caractère unique et l’élément personnel qu'Abuna Johnny sut mettre en avant. Il encouragea les pèlerins à visiter la région de Taybeh ou à y faire des retraites spirituelles et des journées d'étude. Il profita à merveille de quelques attraits historiques et religieux du village et de ses environs :
- La position géographique magnifique (près du désert et sur la route de Jéricho) ;
- Le fait que Taybeh est le seul village entièrement chrétien en Palestine ;
- Le Tel Asour biblique (1016 m.), la plus haute montagne palestinienne sur la route de Ramallah ;
- La retraite évangélique à Éphraïm (Taybeh) et l'hospitalité donnée à Jésus avant la passion (Jn 11, 54) ;
- L’ancienne église byzantine d'El-Khader (St George), du Vème siècle, où les immolations d'animaux (chèvres, moutons, poulets) se poursuivent, comme un vœu, jusqu’aujourd’hui ;
- L’ancien château des croisés Saint-Elija de Montferrat (XIIème siècle) sur le sommet de Taybeh ;
- La retraite spirituelle de Saint Charles de Foucauld dans les années 1898-1900 ;
- L’ancienne “Maison des paraboles évangéliques » achetée par l’Abbé Johnny lui-même.
- Le fait que Taybeh est un authentique ermitage, une oasis de paix.
- Le « Mansaf d'Abraham », un plat traditionnel unique et populaire, proposé par l’Abbé Johnny, qu’il partageait avec les pèlerins.
Ainsi, de nombreuses activités et initiatives tant locales qu’internationales fut créées, qui engagèrent tous les curés suivants (6 en trente ans), religieux et religieuses, bénévoles, fidèles locaux et pèlerins ; un mouvement dynamique qui se poursuit encore aujourd'hui. L’Abbé Johnny encouragea également les volontaires étrangers, principalement français, à venir comme coopérants de Taybeh : jeunes de la DCC ; jeunes étudiants séminaristes, dont certains sont devenus prêtres, (comme le jésuite P. Nicolas Rousselot et l’Abbé Pierre Rendler, de Strasbourg, ordonné au Patriarcat de Jérusalem) ; il les encouragea à venir à Taybeh pour enseigner le français dans les écoles, accueillir les pèlerins et animer des « Summer Camps » en coopération mutuelle et précieuse avec l’Œuvre d’Orient, le Réseau Barnabé de France, le Consulat général français de Jérusalem et d’autres institutions.
De cet exposé l’on peut clairement comprendre la justesse de la position à laquelle Abouna Johnny était attaché et qu’il répétait à tous et partout : Notre devoir sacré devant Dieu et devant l’histoire est de fructifier, de la meilleure façon possible, les nombreux et inestimables trésors que la Sainte Bible, l’histoire et la géographie nous ont confiés. Notre meilleur avocat c’est la l’Eglise Mère de Jérusalem et le Lieux Saints »
La délicate question des ‘Terres des absents’ : « Un espace géographique est une garantie pour un espace historique »
Le travail du curé de Taybeh, comme toutes les paroisses de la région, se déroule dans le contexte social et historique des familles chrétiennes, où le travail pastoral devient aussi un travail social. En raison de l'Occupation, de nombreuses familles ont émigré à l'étranger, et leurs propriétés sont considérées comme « appartenant à des absents », c'est-à-dire susceptibles d'expropriation ou de certains abus de la part de l'Occupant. L’Abbé Johnny a fait beaucoup pour aider ces familles et, pour sauver le village de Taybeh. Parfois, les propriétaires à l’étranger ont délégué l’Abbé Johnny pour agir en leur nom. Il planta des arbres (généralement des oliviers), il exerça une activité agricole, et même, avec l'aide de bienfaiteurs, il acheta quelques petits lopins de terre au nom du Patriarcat latin de Jérusalem ou de la ‘Coopérative agricole’ pour ne pas les exposer à l'aliénation.
Cela n’a pas toujours été une opération simple. L’Abbé Johnny fut loué, surtout par les fidèles laïcs, mais aussi critiqué pour ses initiatives qui paraissaient plutôt sociales et peu pastorales. L’Abbé Johnny a toujours répondu avec courage que Taybeh est le seul village encore entièrement chrétien à préserver. Il répétait le principe qui est devenu plus tard traditionnel parmi la population chrétienne : « Pour les chrétiens de Terre Sainte, l'histoire nous enseigne que sauver un espace géographique signifie assurer un espace historique (un avenir dans l'histoire) ».
Initiatives fécondes et inspirantes : « Abouna Johnny, contrôlez votre impétuosité »
Plus tard, même après le départ de l’Abbé Johnny pour la Chancellerie patriarcale et Chypre (1989 et 1992 respectivement), de nombreuses initiatives sont nées, toujours stimulées par sa débrouillardise et l’effet de sa vision qui répondait aux besoins de la population en exploitant toutes les possibilités de Taybeh. En 2005, l’Abbé Raed Abusahliah, curé de Taybeh pendant dix ans, construisit le « Beit Afram Elderly Home », dont la gestion fut assurée par des communautés religieuses successives : les religieuses « Filles de Notre-Dame des Douleurs » (2005-10) ; les femmes consacrées de la « Maison de la Divine Providence » (2010-11) ; les « Fils de Marie » consacrés venant du Brésil (2011-2020) ; et à présent les sœurs « Servante du Seigneur et de la Vierge de Matará », une branche de l'Institut du Verbe incarné (2020). En parallèle, il construisit une nouvelle « Beit Afram Guest House » pour les pèlerins et les visiteurs de toutes ces activités.
Les « Sœurs de la Croix de Jérusalem » (1998) sont également venues s'installer à Taybeh pour la collaboration paroissiale et le centre de pèlerinage. En outre, quelques membres de la nouvelle communauté « Domus Juventutis-Petits Frères de l'Hospitalité » (2012) ont également été accueillis, pour l'animation d'une adoration eucharistique permanente au centre Charles de Foucauld et un engagement sanitaire dans le village ; ainsi que les religieuses de la « Famille de Bethléem, de l'Assomption de la Vierge et de Saint Bruno » (2018) qui mènent un mode de vie chartreux cloîtré.
Une lettre du Patriarche G. Beltritti peut-elle révéler la force motrice, incroyable et inspirante, qui résume tout ce que fit l’Abbé Johnny à Taybeh. Lorsque le Patriarche le nomma curé le 19.11.1975, il lui écrivit une lettre où, après plusieurs conseils pastoraux ordinaires, il ajouta avec une bonté paternelle : « Contrôlez votre caractère, un peu impétueux, et soyez toujours patient et charitable… Je suis sûr que vous gouvernerez cette paroisse avec prudence, zèle et charité ». On peut dire que l’Abbé Johnny a vraiment transformé son « impétuosité » en énergie zélée et entreprenante dans de nombreuses et belles œuvres pastorales.
4 - Chancelier patriarcal coopératif et efficace
Le 26 juin 1989, le Patriarche Michel Sabbah nomma l’Abbé Johnny Sansour Chancelier du Patriarcat. Une nomination cruciale et délicate, on le sait, qui, selon la tradition du patriarcat, couvre beaucoup de rôles et, surtout, intervint à un moment historique unique :
- La nouvelle ère qui s’ouvrait avec le premier Patriarche arabe (Mgr Michel Sabbah, 1987-2008 comme patriarche) ;
- Le temps de la première Intifada (1987-1993) avec ses nombreuses conséquences ;
- La première guerre du Golfe (17 janvier 1991) qui toucha de près tous les pays du Patriarcat ;
- Le début du grand Synode Pastoral des Églises Catholiques de Terre Sainte.
Avec l'aide du Père Pierre Grech, des Prêtres du Sacré Cœur (Betharram), secrétaire des Conférences épiscopales ACOHL et CELRA, et son ancien recteur du séminaire, dont il avait toujours gardé une solide confiance, Abouna Johnny put aider de manière très efficace le nouveau Patriarche et le Patriarcat dans cette phase délicate.
5 - Le curé multiculturel et multireligieux de Paphos
A Chypre, il existe une présence séculière de la Custodie franciscaine de Terre Sainte. Mais à Paphos, au sud-ouest de Chypre, il n'y avait pas de présence catholique permanente ; un franciscain américain, le Fr. Mark Hurst, venait de Limassol pour un ministère plutôt occasionnel, en particulier pour les quelques catholiques latins anglophones.
Les choses changent de façon inattendue en 1992. Le 3 mars, le patriarche M. Sabbah reçoit une longue lettre de plus d’un centaines de signataires de la région de Limassol-Paphos (Chypre), accompagnée d'une lettre du Vicaire patriarcal, le P. Umberto Baratto, ofm, et de P. Mark Hurst, ofm. de Limassol. Les deux lettres demandaient au patriarche, , de nommer un prêtre latin avec une présence stable pour la région de Paphos, étant donné la croissance des fidèles latins, en particulier des étrangers, et pas seulement des Anglais, dans cette région.
Le patriarche Sabbah, devant cette demande, ne trouva pas mieux que de s’adresser au P. Johnny. Le 25.5.1992, celui-ci accepta l'invitation du Patriarche à être envoyé comme quasi-curé, puis curé, à Paphos dans le sud-ouest de Chypre.
Bien que l'île fît historiquement partie du Patriarcat latin de Jérusalem, pour le nouveau curé, il s'agissait d'un changement radical par rapport au style pastoral habituellement suivi en Palestine. L’Abbé Johnny, qui connaissait déjà le grec, se plongea corps et âme dans cette nouvelle expérience en rejoignant le Vicariat patriarcal latin de Chypre, traditionnellement dirigé par un père franciscain de la Custodie de Terre Sainte. Il observa que les besoins les plus urgents de la communauté chrétienne étaient la pastorale de la communauté, l'éducation au niveau international et les personnes âgées.
Un centre pastoral pour les divers sujets de rite latin de la région
Il commença à collaborer avec l'Église orthodoxe grecque, de loin majoritaire sur l'île. Les fidèles latins résidents sont relativement peu nombreux, mais très nombreux sont les vacanciers, les retraités, les touristes européens saisonniers, les soldats des bases anglaises et les immigrants de rite latin. Sa collaboration s'étendit aussi aux anglicans, dont, au fil du temps, trois pasteurs devinrent catholiques et furent ordonnés prêtres.
La collaboration avec l'Église orthodoxe grecque est devenue si forte que l'évêque de Paphos, H.B. Chrysostomos, futur métropolite de Chypre, accorda à l’Abbé Johnny l'utilisation d'une de ses anciennes églises orthodoxes pour la communauté latine de Saint-Paul. Paphos était la capitale de Chypre à l'époque romaine. Là vinrent Barnabé et Saul, qui à partir de Paphos, adopta le nom romain de Paul ; là, saint Paul accomplit le miracle d'aveugler et de guérir le magicien Elymas ; et là, il convertit Sergius Paul, le premier gouverneur romain à devenir chrétien (Actes 13). Il y a un grand site archéologique, l'ancienne basilique Panagia Chrysopolitissa à sept nefs, où une colonne, traditionnellement appelée Saint-Paul, est conservée. Sur le site, il y a une église, l'Aya Kyrikya (Sta Ciriaca), de taille moyenne mais ancienne et jolie, accordée aux fidèles latins également pour le service d'autres communautés.
En outre, l’Abbé Johnny utilisa pour la communauté latine d'autres succursales qui se sont ajoutées dans la région de Paphos en fonction des lieux et des saisonniers : l'église Saint-Nicolas, l'église Saint-Dimitris et la chapelle du cimetière dédiée aux saints Cosme et Damien. Pour la collaboration pastorale, en 2004, il accueillit les moniales de la famille monastique « De Bethléem, de l'Assomption de la Vierge et de Saint Bruno ». Leur expérience dura jusqu'en 2014, lorsqu'elles se rendirent compte qu'il était impossible pour elles de mener une vie monastique chartreuse.
L’éducation scolaire à niveau international
Pour l'éducation, l’Abbé Johnny pensa d'abord à fonder une école maternelle à Kalo Chorio (Paphos) en 1999, « la maternelle La Souris Verte », pour la faire évoluer progressivement en une petite école catholique. L'école maternelle fonctionna jusqu'en 2012, date à laquelle, pour des raisons économiques, elle fut fermée. Pourtant, dans le domaine de l'éducation, principalement internationale pour les nombreux étrangers présents sur l'île, l’Abbé Johnny entra progressivement dans la gestion participative de la célèbre école « The International School of Paphos » (ISOP), un école privée laïque de très haut niveau du centre-ville, fondée en 1987, qui comportait aussi un internat. L’Abbé Johnny y avait même acquis, au nom du Patriarcat latin, des actions qui apportaient parfois un gain mineur pour la communauté latine et donnaient la possibilité de participer à la vie de cet institut.
L’Hospice Archange Michel pour personnes âgées et malades terminaux
En collaboration avec les autorités civiles locales et l'Église anglicane, il obtint un terrain à Mesa Chorio, à côté de Paphos. Plus tard, en 1995, l’Abbé Johnny acheta un terrain pour un projet de cimetière, qui conduisit plus tard à la construction, à côté du même terrain, de « l’Hospice Archange Michel » pour les malades en phase terminale, pour le Patriarcat latin de Jérusalem. De nombreuses années furent nécessaire pour mettre le projet sur pied et collecter les fonds à partir de 1996. Le début des travaux de construction à partir de 2002 fut laborieux, mais avec l'aide de nombreux amis, dont ses frères au Pérou, le Patriarche Fouad Twal put enfin inaugurer les travaux le 4.12.2014, malheureusement sans la présence du curé fondateur, déjà hémiplégique et allergique à tout démonstration officielle qui lui demandait une revalidation.
6 - Provicaire, chanoine, et divers coopérants
Entre-temps, le 1er novembre 2008, le Patriarche Fouad Twal l'avait nommé Pro -Vicaire patriarcal pour Chypre en l'absence temporaire du Vicaire ordinaire. Le 10.2.2009, également en signe de gratitude, il le nomma Chanoine du Saint-Sépulcre.
Don Johnny obtint l'aide d'autres prêtres résidents ou de passage : l’Abbé Derek Gibbs, pasteur anglican de Sheffield, converti au catholicisme à Paphos (1994), ordonné prêtre du Patriarcat latin de Jérusalem (27.1.1996), avec une permission spéciale du Cardinal. Joseph Ratzinger, décédé en 1998 ; P. Jérôme Thompson, américain, décédé à l'aéroport en 2000 ; P. Malcolm Smeaton, pasteur anglican, converti au Royaume-Uni où il vit toujours ; P. John McNally ; P.James Kennedy toujours actif à Paphos.
Une fois le soin pastoral assurée dans la zone de Paphos, Don Johnny, dans lun souci d’accompagner les autres fidèles de rite latin, encore non suivis, pensa sérieusement à fonder ailleurs des centres pastoraux, en accord avec le Vicaire patriarcal de Chypre, à Polis, à Pissouri et surtout à Aya Napa. Mais son accident de santé freina soudainement son zèle apostolique.
7 - Dix ans de calvaire : « souffrances, patience, rébellion personnelle et déception »
Le 13 janvier 2010, Abuna Johnny fut malheureusement atteint d'hémiplégie et d'aphasie, provoquées par l'hypertension, qui eurent des conséquences sur son élocution et sa marche. Pendant quelques mois, un prêtre anglais, l’Abbé James Kennedy continua de s'occuper de la communauté latine de Saint Paul à Paphos jusqu'à ce que l’Abbé Carlos Ferrero de la Communauté du Verbe incarné, soit nommé.
L’Abbé Johnny fut soigné à Chypre, puis à Jérusalem, et à Beit Jala (à la « Société arabe de Bethléem pour la réadaptation »). Plus tard, il fut pris en charge à Lima (Pérou) par son frère et d'autres parents, et de nouveau à Chypre (Larnaca) dans la « Maison de repos de Terre Sainte » de la Custodie de Terre Sainte dirigée par les Sœurs Franciscaines Missionnaires du Sacré-Cœur. Le résultat des traitements et de la physiothérapie, nombreux et variés, comme en témoignent ses nombreux déplacements, ne furent pas satisfaisants. Pendant dix ans, il dut porter cette semi-paralysie, par intermittence, étant presque toujours au lit ou en fauteuil roulant, mais heureusement, il pouvait au moins voir et entendre et, même un peu, parler.
Don Johnny espérait profondément son rétablissement et, dans les premières années, il ne pouvait accepter l'idée qu'on ne pouvait rien faire pour améliorer son cas. Sa situation avait ses hauts et ses bas. Dans certains moments, à 64 ans ! il eut même des réactions de protestation et d'agitation, contre lui-même surtout, qui se retrouvait ainsi soudain presque incapable de faire quoi que ce soit. Lui qui avait été si actif qu'il se sentait encore dans toute sa force, n'acceptait pas de se voir presque totalement dépendant des autres, même dans les petites choses personnelles, et de devoir toujours déranger quelqu’un. De temps en temps, trouvant un petit sourire, il appelait ses réactions polémiques « Lamentations bibliques… confessions de Jérémie et Job ! ».
Conversion intérieure :« Maintenant, je comprends mieux ce que signifie « O felix culpa »
Peu à peu, une conversion interne s’opéra en lui. Pour l'année du jubilé d'or sacerdotal, en 2020, il refusa toute organisation d'un petit acte jubilaire, pas même avec ses frères d'ordination. Pourquoi ? « ... Pour ne pas déranger ... Je ne suis pas présentable. Je remercie le Seigneur dans mon cœur et je serais reconnaissant si vous le faites aussi. Accepter et offrir mon état de santé est la meilleure prière de remerciement pour ces 50 ans de ministère ».
Finalement, il se résigna, et ce fut un véritable acte d'humilité et de réalisme pour lui. Accepter ses limites était, a-t-il dit lui-même, « une victoire contre mon attitude quelque peu fière et trop confiante dans ses propres capacités ». Il abandonna finalement l'idée de retourner à Paphos et accepta de se retirer à la « Beit Afram » pour les personnes âgées dans « son » Taybeh, du Patriarcat latin de Jérusalem (2016). Ici, il était sous la bonne garde des consacrés « Filhos de Maria » (Brésiliens) et, à partir de juin 2020, des sœurs de l'Institut du Verbe incarné (« Servantes du Seigneur et de la Vierge de Matarà »). Seul, il lui était difficile de célébrer la messe, mais il concélébrait volontiers dans sa chambre. La lecture lui coûtait beaucoup, et il était très reconnaissant quand quelqu'un venait, habituellement une religieuse, lui lire la Liturgie des Heures, qu’il aimait de préférence en latin !
Il était ravi lorsque ses frères prêtres, religieuses ou fidèles venaient lui rendre visite ; de manière spéciale, il montrait sa reconnaissance pour ceux qui venaient de loin exprès (de Jordanie ou de Tunisie, par exemple). Cet état de santé était pour lui, comme il nous l'a confié lors d'une visite : « … Un vrai calvaire, pas tellement de douleurs, mais de souffrance (pas seulement physiquement mais moralement) et de… patience infinie : saber, saber, saber ! (Patience, en arabe). Et il ajouta : « Mais c'est un calvaire de prière avec Jésus et donc de rédemption, où j'exerce toujours mon sacerdoce. C'est dans cet état que j'ai vraiment compris ce qu'est la prière ! ».
Et, dans une autre de nos visites, il nous surprit avec la confidence suivante : « Maintenant, je peux mieux comprendre ce que saint Augustin voulait dire par « O felix culpa ! ». Son agitation intérieure personnelle était passée. Comme de nombreux saints, il avait su transformer sa souffrance en un signe fort de la volonté de Dieu, de l'amour de Jésus dont il se voyait apôtre et bon berger. Nous pouvons dire que c’était le couronnement complet de la réalisation de sa devise d’ordination :« Je suis le bon berger. Le bon berger offre sa vie pour les brebis ».
8 - Une mort sereine : « Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien »
Le 14 février 2021, il est mort très serein, ayant accompli beaucoup, je dirais incroyablement beaucoup de réalisations pastorales, et nous laissant, pour le présent et le futur, beaucoup d'autres projets et idées inspirantes. Par-dessus tout, il nous a laissé l'exemple clair d'un prêtre instruit, bon et actif, et le témoignage d'un fils zélé et entreprenant de la Terre de Jésus et d’un fidèle serviteur de l'Église mère de Jérusalem.
Je me souviens bien, qu’encore séminariste, Johnny aimait les Psaumes de David - « mon proche voisin » l’appelait-il - (Beit Jala et Bethléem sont sur deux collines adjacentes). Il les aimait non seulement pour leurs significations religieuses profondes, mais aussi pour leurs « élévations poétiques ». D’une manière particulière, le psaume 22 qu’il fredonnait ou gazouillait souvent, et que nous voulons réciter ou chanter maintenant à la mémoire de notre chère Abouna Johnny et pour son repos éternel :
« Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien. Sur des prés d'herbe fraîche, il me fait reposer. Il me mène vers les eaux tranquilles et me fait revivre ; il me conduit par le juste chemin pour l'honneur de son nom. Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ton bâton me guide et me rassure… Grâce et bonheur m'accompagnent tous les jours de ma vie ; j’habiterai la maison du Seigneur pour la durée de mes jours ».
Les funérailles du chanoine Don Johnny Sansour ont été célébrés dans la Co-cathédrale du Patriarcat Latin à Jerusalem, le 15 février 2021, dans la simplicité, à cause de la pandémie globale Covid-19, mais aussi dans une atmosphère d’émotion générale, par son confrère, l’évêque Giacinto-Boulos Marcuzzo, Vicaire patriarcal, à la présence de S. B. le patriarche Mgr Pierbattista Pizzaballa et de tous les autres prêtres de la résidence patriarcale, de quelques religieux et religieuses du Rosaire, de S. Joseph, du Verbe Incarné et les Paulistes (Sœurs du Patriarcat), du personnel laïc de la curie patriarcale. Son corps repose, dans l’espérance de la résurrection, dans la crypte funéraire de la co-cathédrale.
« Que sa mémoire reste une bénédiction pour l’éternité ».
+ Giacinto-Boulos Marcuzzo
Jérusalem, 24.4.2021
[1]Dans cet écrit, je me réfère à mes souvenirs en tant que camarade du séminaire et en tant que confrère du clergé patriarcal. J'ai ensuite utilisé les archives historiques du Patriarcat, notamment pour des informations précises. Pour une présentation exhaustive de notre cher Abouna Johnny, il aurait fallu consulter les archives locales des paroisses où il a servi. Cela n'a malheureusement pas été possible.
[2] Comme il aimait à nous rappeler avec humour, l’entrée au séminaire de Johnny, avait pu se faire grâce à une petite stratégie diplomatique opportune et curieuse de son père et du curé de la paroisse l’Abbé Michel Karam ! Son père, boucher et éleveur de porcs, bien connu dans toute la région, avait appris du curé de la paroisse que, selon le code de droit canon (l’ancien !), le fils d'un boucher ne pouvait pas devenir prêtre et donc entrer au séminaire. Dans la fiche de présentation du candidat séminariste, à la question : « Profession du père ?», son père avait donc indiqué son passe-temps favori : « Tailleur de pierre », un métier très populaire et apprécié en Palestine. Abouna Johnny commentait avec une certaine plaisanterie cette anecdote : « C’était une stratégie diplomatique innocente et prophétique car, comme prêtre, je me suis toujours vu comme graveur et ciseleur de mœurs et coutumes ».
[3] Était-ce peut être une façon de réhabiliter son concitoyen biblique, Achitofel, qui à Gilo (Beit Jala) connut le même sort de Judas ?